• Des « universitaires mieux évalués » ? Les illusions croisées de la LRU et du modèle américain - Mouvements

    INTERVENTION : Le recours biaisé au modèle américain pour légitimer un nouveau style d’évaluation des universitaires a été critiqué par B.Cousin et M.Lamont sur ce site. F.Neyrat reprend le dossier en discutant deux des principales propositions : suppression du localisme et renforcement de la collégialité de l’évaluation. 15 août 2009.

    La lecture de l’article de Bruno Cousin et Michèle Lamont est incontestablement roborative, dans le décentrement du regard qu’ils nous proposent. Car c’est bien ce qu’ils font, dans un contexte marqué par une mobilisation exceptionnelle des enseignants-chercheurs (par sa rareté, indépendamment de tout jugement, forcément plus nuancé, sur son étendue et son intensité), en parlant du modèle américain. L’on invoque certes régulièrement ce modèle, et plus encore depuis 2003 et l’invention du « Top 500 World Universities » par l’Université de Shanghai. Les gouvernants, et ceux qui prétendent le devenir, ce fut le cas pendant la campagne présidentielle, se proposent de l’importer, voire disent en avoir adopté les principes. Mais dans ces textes qui prétendent, comme c’est le cas avec la LRU, donner aux établissements français les moyens de contenir les rivaux anglo-saxons (la compétition universitaire mondiale est presque dépeinte comme une nouvelle guerre des étoiles), ils n’acclimatent que les contraintes et les travers, omettant de transposer les libertés et les ressources qui y sont généralement associées.

    En d’autres termes, le modèle américain est instrumentalisé puisqu’il n’est pas ce que les modernisateurs de l’université française en disent. Bruno Cousin et Michèle Lamont ne sont pas les premiers à pointer cette distorsion majeure. L’instrumentalisation n’est pas nouvelle : Christophe Charle a montré la récurrence, en France, de cette référence aux modèles étrangers [1]. Anne E. Berger fait clairement apparaître combien l’ université « autonome » née de la LRU est éloignée de ses prétendues « consœurs » américaines [2]]. Il reste qu’on ne se lasse pas de la révélation de la supercherie modernisatrice. Et ce d’autant que Bruno Cousin et Michèle Lamont invitent à centrer notre attention sur l’évaluation, axe central de la réforme du statut des enseignants-chercheurs et religion universitaire, nous dit-on, de l’autre côté de l’atlantique. Une religion, certes, mais dont il n’est pas sûr que nous maîtrisions bien, ici, le dogme.

    Les conditions d’une évaluation « vertueuse »…

    Les auteurs vont dès lors tenter de mettre en évidence les conditions d’une évaluation vertueuse, qui serait pratiquée aux Etats-Unis ; établissant par là même que le cadre législatif et réglementaire nouveau, né de la LRU, s’y prête mal. Ainsi, l’évaluation doit tenir compte des logiques disciplinaires, les conditions du travail scientifique et les formes que prend la restitution des résultats variant fortement d’un champ à l’autre. Or, le risque est grand que dans le cadre des comités de sélection nouvellement mis en place ces spécificités ne soient plus vraiment reconnues. Et de proposer donc pour le limiter le respect d’un certain nombre de principes : « l’indépendance professionnelle de la recherche, qui se fixe elle-même ses objectifs ; la reconnaissance de l’expertise de chacun dans son domaine de compétence ; la croyance de ceux qui jugent en la mission de sélection méritocratique qui leur est confiée ». Il reste, qu’à notre sens, Bruno Cousin et Michèle Lamont exagèrent la rupture, imputée à la LRU, avec la logique disciplinaire. On s’étonne sous ce rapport du durcissement de l’opposition entre commissions de spécialistes et comités de sélection. Il n’est pas vrai que les premières étaient constituées seulement de spécialistes de la discipline. Dans certains établissements, les commissions pouvaient être singulièrement élargies, en toute conformité au texte réglementaire [3], à plusieurs sections ou un groupe de sections. Quand on sait l’étendue d’un certain nombre de ces derniers, il est délicat de considérer que les commissions de spécialistes étaient toujours disciplinaires [4] . Et dès lors, lorsque cette configuration-là était adoptée, cela permettait en réalité beaucoup de « souplesse » dans les opérations de recrutement, ou dans un autre vocabulaire, des « dérives », la décision pouvant revenir à un tout petit nombre de membres, les autres, ceux n’appartenant pas à la discipline, restant taiseux. Le localisme s’alimentait aussi de ces dispositions. Sous ce rapport –mais il faudrait, au-delà des textes, enquêter, ce qui est en projet, sur les usages du nouveau dispositif – les comités de sélection ne mettent pas fin à un régime qui aurait été vertueux. Et l’exigence d’une effective représentation des membres extérieurs peut constituer une avancée, cependant limitée par le pouvoir de véto du président d’université.

    Des mesures de bon sens à l’efficacité bien relative

    Mais globalement, les auteurs ne sacralisent pas le dispositif de recrutement en vigueur jusqu’à la LRU. Ainsi, ils pointent à bon droit ces différents éléments qui font système, mais système potentiellement, et trop fréquemment, pernicieux. Les conditions parfois dantesques de l’évaluation des dossiers des candidats, au regard de leur nombre ; la brièveté, donc l’artificialité des auditions censées pourtant permettre de juger l’enseignant et le chercheur ; tout cela conduit à primer les candidats du cru, en le justifiant, au-delà des relations d’interconnaissance, par la nécessité de limiter les risques d’un recrutement raté. Les nouvelles dispositions issues de la LRU, les auteurs le rappellent, ne règlent rien en la matière et l’on est loin des procédures américaines, apparemment plus vertueuses. Et de faire dès lors deux propositions. L’interdiction du localisme, mesure « gratuite et à effet immédiat » ; ou plus coûteux, dans les embauches qu’elle signifie, la réduction des tâches administratives qui pèsent effectivement sur les enseignants-chercheurs, et qui limitent le temps qu’ils peuvent ensuite consacrer à l’évaluation des candidats à l’entrée. On peut douter pourtant de l’efficacité de ces mesures. L’interdiction du localisme d’abord, régulièrement évoquée, et pas seulement ici : encore faudrait-il pouvoir définir ce qu’est un candidat local. Un thésard de l’université ? Mais celui qui a fait toute sa scolarité avant de partir, ailleurs, pour sa thèse n’est-il pas aussi « local «  ? Un chargé d’enseignement dans cette université ? A partir de combien d’heures considèrera-t-on qu’il est devenu local ? Et la participation régulière à un séminaire organisé dans un lieu n’atteste-t-elle pas déjà d’un ancrage en son sein ? C’est en général la première caractérisation qui est retenue, même si on le voit, elle est loin d’être suffisante. Si l’interdiction était instituée, on imagine aisément tous les systèmes d’échange, notamment, mais pas exclusivement, entre établissements proches : je recrute l’un de tes thésards et en contrepartie tu fais de même. La circulation des thésards pourra être plus raffinée : les moments de l’échange seront peut-être décalés temporellement, l’échange, éventuellement, triangulaire. Au-delà de ce qu’elle est un verrou insuffisant, contre le localisme, on peut s’interroger également sur l’équité d’une telle disposition. Compte tenu de la carte universitaire et du tropisme, dont on peut prévoir qu’il s’accentuera encore dans les années à venir, vers la capitale, cette mesure donnerait un avantage supplémentaire aux parisiens, soumis à une injonction à la mobilité moins forte. Il nous semble qu’une autre possibilité, peu compatible cependant avec la logique de l’autonomie des établissements serait de nature à limiter ce travers localiste : un vrai concours national, où les candidats, a priori sur tous les postes d’une discipline, seraient auditionnés par un jury, renouvelé chaque année, qui établirait la liste, classée, des « reçus », dont le nombre serait celui des postes proposés par les universités.

    La suite ici: http://www.mouvements.info/Des-universitaires-mieux-evalues.html#nb1 


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