Rétention des notes, grève des cours, motions de défiance des conseils d’administration, manifestations de rue, tribunes, pétitions... Les réformes voulues par Mme Valérie Pécresse, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, n’ont pas laissé indifférents les enseignants-chercheurs et les chercheurs. Même des établissements réputés conservateurs comme l’université Panthéon-Assas, Paris-Dauphine ou l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence ont rejoint le mouvement ! Dans un monde académique éclaté, plutôt rétif à l’action collective et traversé par des intérêts contradictoires, une mobilisation aussi massive surprend.
Certes, l’humeur « réformatrice » est violente : liquidation des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), démantèlement du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et modification du statut des enseignants-chercheurs. Elle coalise donc les mécontentements, même si les universitaires, par leur nombre (et le soutien que leur apportent les étudiants), semblent donner le tempo de la protestation. Parmi les mesures qu’ils contestent figurent la modulation de leur service d’enseignement par le président de l’université et le contrôle de fait qui lui est attribué sur le déroulement de leurs carrières. Arguant que certains enseignants-chercheurs n’auraient pas une activité de recherche débordante, la ministre propose que les présidents puissent adapter en conséquence leur nombre d’heures de cours.
Outre le fait que l’évaluation scientifique reste l’objet d’âpres débats (qui peut en juger et sur quels critères ?), le bon sens apparent de la mesure ne résiste pas à la réalité de la situation. Les universités françaises connaissent en effet un sous-encadrement chronique, à peine compensé par le recours aux heures supplémentaires et aux vacataires. Or, contrairement à ce que proclame le gouvernement, la situation ne devrait guère s’améliorer : la plupart des établissements doivent faire face à un accroissement de leurs tâches, avec des financements équivalents ou décroissants. Ceci signifie qu’en pratique un président d’université — quelles que soient ses dispositions à l’égard de la recherche — devra faire appel à la manne d’heures que lui offre la loi pour couvrir ses programmes, sans compensation d’aucune nature pour les enseignants-chercheurs... A moins bien sûr que ce temps ne soit pris sur celui de leurs recherches ou que le président ne trouve des crédits supplémentaires pour recruter d’autres enseignants.
C’est peut-être dans ce « à moins » qu’apparaît le plus clairement la conception de l’enseignement supérieur et de la recherche de nombre de hauts fonctionnaires nationaux et internationaux, notamment de ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Il s’agit d’abord de créer un nombre restreint de pôles universitaires d’élite, capables d’attirer les capitaux privés sous forme de dons et à terme largement financés par des droits d’inscription élevés. L’autonomie financière couplée à une taille critique leur permettrait de recruter les meilleurs scientifiques français (dont certains du CNRS) ou étrangers et d’acquérir un rayonnement international leur procurant un approvisionnement en étudiants solvables, issus de la bourgeoisie nationale et de celle des pays émergents. C’est l’objet des douze pôles de recherche et d’enseignement supérieur créés en 2008 par le « plan campus ».
Et les autres, demandera-t-on ? Que sera le destin de l’immense majorité des établissements exclus de cette sélection darwinienne ? Ils se convertiront en des « collèges supérieurs » chargés d’absorber les effets de l’élévation générale du niveau scolaire et devront, sous peine de perdre leurs (maigres) crédits d’Etat, « s’adapter aux exigences du monde professionnel », comme le répètent à l’envi les « modernisateurs ». C’est-à-dire essayer de devancer les attentes toujours fluctuantes et souvent contradictoires en matière de recrutement des entreprises locales. Quant aux filières considérées comme « improductives », elles disparaîtront — « s’il n’y avait pas d’institutions publiques d’éducation, aucune science, aucun système ne pourrait être enseigné pour lequel il n’y aurait pas de demande », espérait déjà en 1776 l’économiste libéral Adam Smith (1) — ou serviront à différer l’arrivée des nouvelles générations sur le marché de l’emploi. Des Ateliers nationaux universitaires, en somme.
Ce schéma dualiste explique-t-il la mobilisation actuelle ? En partie seulement, car les logiques à l’œuvre ne sont pas neuves et une minorité de chercheurs les dénoncent depuis longtemps, sans grand écho, y compris auprès de leurs pairs (2). Lors des réformes antérieures, dont la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), votée en 2007, beaucoup ont pensé pouvoir ménager une niche protégée pour leur laboratoire, leur département. D’autres se sont même empressés d’accompagner les réorganisations en cours, espérant ainsi être à même de redistribuer les cartes à leur profit.
Mais si le projet Pécresse soulève une hostilité aussi compacte, ce n’est peut-être pas seulement en raison de son contenu, mais aussi pour ce qu’il révèle des évolutions du statut des enseignants-chercheurs. Menée au pas de charge et sans concertation avec leurs structures traditionnelles de négociation, justifiée par le président de la République comme une réponse à la « médiocrité » de leur travail, cette réforme éclaire le peu d’estime dans laquelle ils sont désormais, officiellement, tenus par les gouvernants.
A la différence des grandes écoles, qui continuent à bénéficier d’un recrutement d’étudiants provenant de milieux favorisés, les universités ont connu un abaissement de l’origine sociale de leurs publics. Ce sont elles qui ont absorbé une bonne part de la croissance des effectifs de l’enseignement supérieur — multipliés par plus de sept entre 1960 et 2006 —, due notamment à l’élévation du niveau scolaire des milieux populaires (3).
Ce mouvement a changé les conditions pratiques d’exercice du métier d’enseignant-chercheur (avec notamment le développement des tâches administratives ou d’encadrement), mais aussi sa représentation symbolique. La massification créait chez certains de ceux qui avaient connu un autre état du système universitaire un sentiment diffus de déclassement que la réforme cristallise. Quant aux plus jeunes, ils ont subi les conséquences du tarissement des recrutements de ces quinze dernières années. Après leur thèse, ils ont souvent dû enchaîner des vacations et des contrats de recherche généralement précaires avant de trouver enfin un poste (4). La contradiction entre les sacrifices consentis jusqu’à un âge avancé et l’avenir terne que leur promettent les réorganisations en cours contribue sans doute à leur mobilisation. Et parmi d’autres, ces différents ressorts expliquent la variété — en termes de grades et de disciplines — des universitaires engagés dans le mouvement.
Mais, au-delà de l’hétérogénéité propre à toute action collective, ce combat fait apparaître deux philosophies antagonistes. La première, résumée par M. Nicolas Sarkozy lorsqu’il peste contre le « sadique » ou l’« imbécile » ayant inscrit La Princesse de Clèves — le premier roman moderne de la littérature française — au concours d’attaché d’administration, assume de plus en plus ouvertement qu’un savoir de qualité doit rester le monopole d’une élite. Un enseignement a minima suffirait pour les autres, à condition d’être fonctionnel pour la position sociale à laquelle on les assigne et immédiatement exploitable. Une conception qui rappelle étrangement celle des écoles d’entreprise mises en place après la seconde guerre mondiale par les constructeurs automobiles comme Peugeot ou Berliet...
A rebours de cette pédagogie de la soumission, il faut reconnaître que la massification ne s’est pas forcément accompagnée d’une démocratisation : la démultiplication des filières et des établissements a largement fait coïncider les hiérarchies universitaires et sociales. Mais ce projet émancipateur doit rester, sous des modes renouvelés, au cœur de la mobilisation de l’ensemble de la communauté universitaire. L’enjeu est de donner à toute une partie de la jeunesse une distance critique à son destin social plutôt que de lui offrir une station temporaire dans le vestibule du salariat.